31 millions une fois, deux fois, trois fois…. Adjugé vendu ! Non, il ne s’agit pas d’un tableau de Chagall, mais d’une Patek Philippe Grandmaster Chime Ref. 6300A adjugée par Christie’s, lors de la vente Only Watch, à Genève, en novembre dernier. Ce résultat marque l’histoire des enchères, détrônant le précédent record, en 2017, de USD 17,8 millions détenu par la Rolex Daytona de Paul Newman. Fruit d’un travail titanesque à l’échelle miniature, cette Grande Sonnerie nécessita pas moins de 100 000 heures réparties sur 4 années.
A l’heure où le musée est devenu le nouveau Temple et le marché de l’art sa Grand Messe, il est intéressant de se poser la question de savoir si le prix fait l’oeuvre, si les montres, en cette période économique troublée, à l’image des oeuvres d’art constituent un investissement patrimonial avantageux ?
Quelle différence entre la représentation d’un bouquet de fleurs peint par votre grand-mère et Les Tournesols de Van Gogh ? Certes, 40 millions. Mais ne pouvant remettre en cause le talent de votre grand-mère, nous constaterons simplement que le prix des oeuvres évolue avec le temps. Pourtant Van Gogh ne vendit qu’une seule toile de son vivant : la Vigne rouge acquise à Bruxelles par Anna Boch, pour 400 Francs (environ 850€ actuels). Donc si le prix ne fait pas l’oeuvre, en quoi l’adjudication du 9 novembre dernier ferait-elle rentrer l’horlogerie au panthéon des Beaux Arts ?
La naissance des Beaux-Arts
Qu’est-ce que l’art ? Force est de constater qu’il n’est pas possible, en seulement quelques lignes, de répondre à un sujet aussi complexe. De la Poétique d’Aristote à l’Esthétique d’Hegel, plus de 2 000 ans de philosophie n’ont pas su trancher. Initialement, l’art a fait l’objet d’une sanction morale et métaphysique, en Occident : Platon, dans Gorgias et Phèdre, relègue l’art au monde du sensible et non à celui de l’intelligible, ce qui eut de nombreuses conséquences. Par exemple, au Moyen-âge, les peintres, assimilés à la corporation des teinturiers, se voyaient conférer le titre de « valet de chambre » pour exercer leur métier. Cette condamnation platonicienne perdure jusqu’à la Renaissance où un véritable tournant s’opère avec l’apparition de manuels théoriques, d’académies et surtout la naissance de la personnalité de l’artiste. Ce dernier sort de l’ombre, signe ses oeuvres, ouvre des ateliers, … Mais c’est Emmanuel Kant qui, au XVIIIe siècle, introduit le terme de « bildenden Künste », les Beaux-Arts.
Toutes ces réflexions dessinèrent une frontière entre les Beaux Arts, considérés comme nobles car ceux-ci présupposant une activité intellectuelle, et l’artisanat qui ne disposerait pas de l’essence de l’art, de cette petite extension de l’âme humaine que l’artiste transmet à son oeuvre. Ainsi que l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert le voyait, l’artisan désignerait « les ouvriers qui professent ceux d’entre les arts méchaniques, qui supposent le moins d’intelligence ». Un cuisinier, un ébéniste, un orfèvre… sont donc des artisans mais point des artistes. Pourtant le savoir-faire horloger suscite tant l’admiration et la fascination qu’il semblerait échapper à cette vision.
L’exception horlogère
De manière constante, l’horlogerie se caractérise par une exigence ambitieuse, comme en témoigne les mots de François Constantin à Jacques Barthelemy Vacheron – devenus depuis la devise de la maison : « Faire mieux si possible, ce qui est toujours possible ». Si l’on poursuit la lecture de la définition du terme « Artisan » de l’Encylopédie on apprend que « l’on dit d’un bon Cordonnier, que c’est un bon artisan ; & d’un habile Horloger, que c’est un grand artiste. ». (Ecyclopédie, ou dictionnaire universel raisonné des connoissances humaines. Tome III page 694 – ndlr)
Un siècle auparavant, Evliya Çelebi, le plus célèbre des voyageurs ottomans, racontait toute sa fascination pour les automates autrichiens « habillés en prisonnier turc » d’un réalisme tel qu’il aurait voulu leur faire l’aumône. Ce qu’il découvre à Vienne, c’est ce qui, depuis le milieu du XVe siècle déjà, enchante ses compatriotes : montres, horloges, pendules et automates, autant de mécanismes merveilleux qui, offerts à la Sublime Porte, achetaient la paix à l’est de l’Europe. Comme quoi, deux siècles, avant que Benjamin Franklin ne le théorise, le temps était déjà de l’argent….
L’horlogerie de collection : reine du placement ?
Malgré cette soif de reconnaissance artistique, sous-tendue par l’histoire et la philosophie, une absence, ou presque, de patrimonialisation pèse encore sur l’horlogerie. Elle ne bénéficie ni des notions de conservation ou de restauration, ni des politiques publiques d’acquisition, pourtant évidentes pour les Beaux-Arts.
C’est à l’initiative d’institutions privées ou de collectionneurs que l’horlogerie doit sa reconnaissance patrimoniale. Ce sont les manufactures qui mettent sur pied les musées : le musée Patek Philippe, Vacheron Constantin, Longines… Une quête d’acceptation soutenue par le mécénat : par exemple, le Petit Trianon fut restauré, en 2008, grâce au soutien de Montres Bréguet qui recréa pour l’occasion le modèle commandé par la reine Marie-Antoinette.
Cependant, les institutions publiques auraient tendance récemment à se mettre au diapason, comme en témoigne la réouverture en grande pompe du musée des Arts Décoratifs à Paris, en collaboration avec le célèbre magazine Harper’s Bazar : une revanche pour l’artisanat !
Des résultats comme ceux de la Rolex Daytona de Paul Newman ou la Patek Philippe Grandmaster Chime Ref. 6300A consacrent définitivement le marché de l’art horloger. Comme les oeuvres, les montres de collection constituent une valeur refuge pour les investisseurs, plus stable que les caprices boursiers.
Pour preuve, le beau résultat de plus de CHF 3 millions de la vente Antiquorum du 21 mars 2020, en pleine pandémie du Covid-19. De telles adjudications ont le mérite de mettre sur le devant de la scène, à défaut encore d’artistes, des artisans de génie. Finalement le marché de l’art pourrait justement réussir, là où l’Encyclopédie échoua.
Astrid Soyez, pour Artistes du Temps
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